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Sommaire de l'atelier de Ch. Duchesne

L'atelier d'écriture de
Christiane Duchesne


   

  

   
23 mai 2001
  
NULLE PART, N'IMPORTE QUAND
  
1
  
M'entendez-vous ? Allô ?
Ne cherchez pas à savoir qui vous parle, répondez, c'est tout ce que je vous demande. Allô ?
Vous ne savez pas encore qui je suis, mais je vous expliquerai plus tard. Ce qui importe pour le moment, c'est que vous me disiez si vous m'entendez. Tout est affaire de bonne communication. J'aurai besoin de vous ultérieurement. Dites-moi simplement si vous arrivez à percevoir ma voix… Lecteurs, où êtes-vous ? Vous me recevez ?
Oui ? Non ? Je rage. Moi, je ne vous perçois absolument pas. Attendez… Je me racle un peu la gorge et je reprends. 
M'entendez-vous ? Zut. On a coupé !
Allô ? 
  

  
- Je n'y arriverai pas ! s'exclame monsieur Nuche à voix haute.
Monsieur Nuche attrape son écharpe, ses gants, il enfile ses bottes, passe le bras droit dans la manche gauche de son imperméable, déchire un bout de la doublure, lance un grognement morose, sort le bras, le repasse dans la manche droite. Il se boutonne jusqu'au cou, pas question d'attraper froid. 
  
Dehors, c'est le déluge. Il pleut depuis trois jours. Sans la moindre accalmie, il pleut, il pleut, il pleut, on dirait que le ciel ne sait rien faire d'autre que de faire tomber la pluie sur le pays tout entier.
- Je n'y arriverai pas ! lance monsieur Nuche encore plus fort. Je n'y arriverai jamais !
Là où il va, monsieur Nuche le sait bien, on n'arrive pas en retard. Dans deux heures, se tient le congrès des Hommes de Chapeaux. Dans deux heures, tous les chapeliers du monde, les vendeurs et les distributeurs de chapeaux, se rencontreront pour la première fois depuis vingt-cinq ans. C'est l'Année du Chapeau, après l'année du Bas de soie, celle du Caleçon long, après l'année de la Dentelle, celle du Pantalon, de la Chaussette… 
Dix minutes pour se rendre à la gare, une heure quarante de train, cinq minutes pour courir au centre des Congrès, cela lui donnera tout de même cinq minutes d'avance ! 
  
Le voilà assis dans le wagon. Un peu essoufflé, monsieur Nuche ferme les yeux. Le train s'ébranle, sort doucement de la gare, sort de la ville en prenant de la vitesse. S'installe enfin ce mouvement de berceuse qu'il aime tant. Ah, les trains ! Un bonheur… Monsieur Nuche s'endort pendant que le train file à travers une campagne magnifiquement verte après tant de jours de pluie. " Terminus ! " fait une voix dans les haut-parleurs. " Terminus ? Comme c'est curieux… " Monsieur Nuche ouvre les yeux, empoigne sa valise et se rue vers la porte du wagon.
  
Lorsqu'il descend du train, il court aussitôt dans la grande rue qui s'ouvre devant lui. Il pleut comme chez lui. Même ici, le ciel ne sait rien faire d'autre. 
Dans l'énervement du départ, monsieur Nuche a oublié son parapluie. En moins de deux minutes, la pluie lui coule dans les yeux, goutte au bout de son long nez comme un robinet qu'on n'arrivera jamais à bien fermer. Il enroule son écharpe autour de sa tête et la noue sous son menton.
Quand il se voit ainsi affublé dans la vitrine d'un marchand de bonbons, monsieur Nuche s'écrie : " Mais j'ai l'air d'un parfait imbécile ! "
C'est là que, tournant la tête en tous sens pour voir si les passants l'observent, monsieur Nuche s'aperçoit qu'il ne reconnaît rien. La ville aurait changé à ce point depuis la dernière fois qu'il y est venu ?
" Où suis-je donc ? " se demande-t-il, le cœur battant d'inquiétude.
  

  
Ça y est, vous m'entendez maintenant ? Bien !
Ah ! s'il savait, ce pauvre Amédée Nuche, que je viens de lui lancer un sort ! Pas vilain, pas vilain, du tout, ne vous méprenez pas ! Non, non, non et surtout non ! Je n'ai pas fait ça comme ça sans réfléchir, loin de moi cette idée. Quel sort ? demandez-vous. Un tout léger, un petit sort de rien du tout qui rendra Nuche sujet à certaines modifications de sa personne.
Je vous entends vous étonner : " Qui est-il, celui-là ? Que vient-il faire dans l'histoire ? "
Attendez, je vous explique : je veille sur l'histoire que vous êtes en train de lire.
Je fais partie des Invisibles. Nous ne sommes pas véritablement des gens, nous ne sommes personne, en fait. Tut, tut, tut, ne criez pas tous ensemble ! Vous avez déjà entendu parler des anges gardiens, ces petits êtres avec des plumes aux ailes qui veillent sur la vie des gens ?
Nous, les Invisibles, sommes un peu du même genre, mais sans les ailes. Nous sommes plutôt de la famille des courants d'air, et nous avons quelques pouvoirs dont nous nous servons très judicieusement. Nous planons, virevoltons au-dessus de la vie de tous les jours et, quand il nous apparaît que quelqu'un pourrait aller mieux qu'il ne va, nous lui donnons un petit coup de pouce. 
C'est ainsi que j'ai décidé de modifier légèrement (très légèrement) la vie de monsieur Nuche car, avouons-le, il commençait à tourner en rond de manière inquiétante. Je vais vous le dire bien honnêtement : j'en ai assez de le voir s'égarer perpétuellement depuis sa naissance. Il y a mieux à faire dans une vie, ne pensez-vous pas ?
Voyez-vous, j'observe énormément les gens. Je les scrute à la loupe, je les examine dans le moindre détail. Souvent, il n'y a rien à faire, les gens restent ce qu'ils sont et refusent catégoriquement de changer. Nous n'avons pas à leur en vouloir, ils sont bien comme ils sont et s'acharnent à demeurer tels.
Dans le cas de monsieur Nuche, les choses vont tout autrement. Monsieur Nuche est un homme curieux, d'une belle curiosité. Les yeux ouverts sur le monde, toujours à l'affût de quelque chose de neuf, d'une rencontre étonnante, d'une surprise ou d'un moment d'émerveillement, monsieur Nuche est un de mes humains préférés.
Un jour, j'ai cru remarquer qu'il se perdait plus que jamais, qu'il s'égarait systématiquement chaque fois qu'il mettait le pied hors de chez lui (ou presque !) Il perdait tout son temps à retrouver son chemin et cela m'a agacé au plus haut point. Il ne profitait plus suffisamment de sa belle propension à la curiosité, je me suis dit que, de changer un peu l'ordre des choses, n'allait pas lui faire de tort…

  

  À suivre ...
  

 
   

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