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Sommaire Marie Desplechin

Environnement social

Cette page est tirée du site de l'Université de Lille III

  
La famille dans les romans de Marie Desplechin
par Valérie Degrelle (Université de Lille III, 2000)

  
I. Des familles éclatées

I. 1 L'absence du père
I. 2 Un univers très féminin

II. Une famille très présente

II. 1 Des grands-mères influentes
II. 2 Les oncles et cousins

III. Des relations difficiles

III. 1 Les relations entre mères et filles
III. 2 Les relations entre frères et soeurs
III. 3 Les relations adultes / enfants


Introduction

La famille a une place prépondérante dans les romans de Marie Desplechin qui sont pour la plupart des histoires de famille. Ce qui frappe à la lecture de ses romans est le fait que l’on a souvent affaire à des familles éclatées (divorce, séparation…) ou en crise. Cette observation des familles d’aujourd’hui est souvent décrite avec beaucoup de réalisme et elle est vue à travers le regard des enfants. Marie Desplechin s’interroge ainsi sur la société actuelle et rend ses récits vivants et ancrés dans la réalité. Le modèle de la famille a connu de profondes mutations et on retrouve cette évolution de la société en toile de fond de ses romans où se confrontent souvent plusieurs générations. Elle met aussi beaucoup d’elle-même dans ses romans et la vision de la famille qu’elle nous livre est fortement inspirée de sa propre famille, à la fois de ce qu’elle a vécu étant enfant et de ce qu’elle vit dans la famille qu’elle a fondée, c’est pourquoi on étudiera le thème de la famille à la lumière de sa propre vie.
  
Trois pôles ont été retenus pour cette étude. On s’intéressera tout d’abord à la famille éclatée, marquée par l’absence du père, puis on verra que la famille ne s’arrête pas au modèle parents / enfants mais inclut d’autres membres de la famille qui jouent un rôle très important et on terminera sur les relations souvent difficiles au sein d’une famille.

  

  

I.  Des familles éclatées

Reflets de la société actuelle dans laquelle on a de plus en plus affaire à des familles recomposées, les familles mises en scène par Marie Desplechin sont souvent éclatées et les enfants ont à supporter l’absence d’un père ; ce sont donc des familles où les femmes occupent la première place.

I. 1 L’absence du père

       On a souvent fait remarquer à Marie Desplechin que le père était la plupart du temps absent de ses romans et cela pour plusieurs raisons. On a en effet affaire à des parents divorcés dans plusieurs de ses romans. Dans Rude samedi pour Angèle, la petite fille vit seule avec sa maman et elle parle d’ailleurs du divorce dès le début du roman avec ses mots d’enfant : « Nous, on a divorcé », « Mon papa n’habite plus avec nous ». On retrouve cette famille dans Et Dieu dans tout ça et Tu seras un homme, mon neveu, deux autres romans dans lesquels c’est le frère d’Angèle, Henri, qui est le héros. Dans cette famille, on peut dire que le divorce est assez bien vécu, puisque les parents sont restés en bons termes et habitent dans le même quartier. D’ailleurs, la petite fille se demande bien pourquoi ils ont divorcé, puisqu’ils s’entendent si bien : « Ils rigolent toujours quand ils discutent. Je ne comprends pas pourquoi ils ne veulent plus habiter ensemble ». Dans ces romans, on retrouve bien ce que vivent beaucoup d’enfants, à savoir les week-ends passés chez papa, le nouveau fiancé de maman…
        Le père peut également être absent même si les parents ne sont pas divorcés ou séparés. Dans Une vague d’amour sur un lac d’amitié, le père de Suzanne travaille beaucoup et « revient toujours tard de son travail, […] est rarement là en fin de semaine, à cause du travail, ou parce qu’il saute en parachute ». Samir, dans La prédiction de Nadia, vit dans une famille unie mais voit aussi très peu son père à cause de son travail : « Son père […] était sorti tôt, comme tous les matins, pour prendre le bus et puis le train ». Malgré tout, les relations entre ces enfants et leur père sont très bonnes ; Suzanne dit  « aimer beaucoup son père »  tandis que Samir éprouve de la fierté et du respect pour son père.
       Pour expliquer cette récurrence de l’absence des pères, l’auteur met en avant deux explications tout en reconnaissant ne pas avoir toujours conscience de ce qu’elle écrit au moment où elle l’écrit : la première serait celle de sa propre enfance, marquée par l’absence de son père, représentant médical et la deuxième, celle de la famille qu’elle a fondée à son tour, à savoir une famille recomposée, modèle de famille de plus en plus fréquent dans la société actuelle.

I. 2 Un univers très féminin

       Cette absence de père fait que l’on a souvent affaire à des familles très féminines dont on trouve le meilleur exemple dans Verte. En effet, ce roman met en scène trois générations de sorcières (mais des sorcières modernes et bien de notre époque) qui s’expriment tour à tour. Dans cette famille, on est sorcière de mère en fille et on n’a pas besoin d’homme. Par conséquent, le père est de nouveau absent, éjecté dès le début par Ursule, la mère de la petite héroïne. Ursule parle du père de Verte en ces termes : « J’ai donc donné le jour à une fille. Son père, un certain Gérard si j’ai bonne mémoire… ». Mais l’absence du père est difficile à supporter pour Verte qui va tout faire pour le retrouver.
       De nouveau, cette vision de la famille est très proche de ce qu’a vécu Marie Desplechin dans son enfance car elle a grandi dans un monde très féminin, entourée de sa mère, de ses grands-mères et de ses grands-tantes, un monde où les femmes faisaient la loi en l’absence des hommes. D’ailleurs, on peut constater que les femmes ont souvent un caractère fort, affirmé : Anastabotte dit avoir un « caractère assez fort » et de sa fille, Ursule, qu'elle est « courageuse et volontaire ».
J’envie ceux qui sont dans ton cœur met en scène une grand-tante, Rosaimée, qui est la véritable grand-tante de Marie Desplechin. Personnage haut en couleur, elle vit depuis vingt ans avec Edmonde sans véritablement se soucier du quand-dira-t-on.
 

II. Une famille très présente

       La famille dans les romans de Marie Desplechin ne se limite pas au modèle parents / enfants  car ils mettent en scène d’autres membres de la famille : grands-parents, oncles, cousins et même grands-tantes. On s’attardera sur les grands-mères, qui jouent un rôle très important, ainsi que sur les oncles et cousins.

II. 1 Des grands-mères influentes

       Marie Desplechin dit de ses grands-mères qu’elles ont été deux personnes très importantes dans sa vie ce qui explique le fait qu’elles soient si présentes dans ses romans et aussi proches de leurs petites-filles. Les grands-mères d’Une vague d’amour sur un lac d’amitié et de Verte présentent ainsi de fortes ressemblances entre elles et avec celles de l’auteur. La grand-mère de Suzanne dit souvent à sa petite-fille : « Ta naissance a été le premier grand bonheur que j’aie connu après la mort de mon mari. » Tandis qu’Anastabotte « classe la naissance de sa petite-fille parmi les vrais bonheurs de son existence. » Parallèlement, les petites-filles aiment aller chez leur grand-mère : c’est « un refuge » pour Verte et « une maison de rêve » pour Suzanne. Par ailleurs, elles ont toutes les deux la même façon de faire les frites pour faire plaisir à leurs petites-filles et ce détail est un véritable souvenir d’enfance de l’auteur. Dans Verte, « Mamie a fabriqué deux grands cornets avec un épais papier bleu et elle les a remplis à ras bord », tandis que celle de Suzanne les « donne toujours enveloppées dans des cornets de papier bleu. »
       Contrairement aux familles déjà évoquées dans lesquelles le père est absent, nos deux mamies disent avoir été très heureuses avec leurs maris dont seule la mort a pu les séparer. On retrouve à ce sujet les mêmes réflexions des grands-mères dans les deux romans. Celle de Suzanne confie que son mari était « un homme si gentil, si tendre, et un si bel homme, […] le meilleur des hommes. » Quant à Anastabotte, elle dit ceci : « Après tout, quel plus grand bonheur que d’avoir épousé celui que j’aimais ? ».
On voit là l’opposition entre les deux modèles familiaux qui est due à l’écart de génération. Le divorce était impensable du temps de ces grands-mères et de celles de Marie Desplechin, surtout dans une famille catholique comme la sienne où l’on se mariait pour la vie.

II. 2 Les oncles et cousins

       Les oncles et cousins ont aussi une grande importance dans les romans de Marie Desplechin. Elle-même issue d’une famille nombreuse avec beaucoup de cousins, elle avoue avoir une tendresse particulière pour les oncles. On retrouve ainsi l’oncle Alfred dans trois romans, à savoir Rude samedi pour Angèle, Et Dieu dans tout ça ? et Tu seras un homme, mon neveu. Il est celui qui vient en aide à son neveu, Henri, qui se pose des questions sur le sens de sa vie ou sur Dieu et va être le déclencheur de la renaissance d’Henri qui, à 11 ans, ne trouve déjà plus d’intérêt à la vie.
      Ces oncles et cousins, comme ceux que l’auteur a connus dans son enfance, sont des personnages assez extravagants. Souvent célibataires, sans enfants, ils aiment se faire remarquer, parfois de manière scandaleuse mais sont par ailleurs d’une gentillesse extraordinaire et adorent les enfants, gâtant leurs neveux ou nièces tout en échappant aux responsabilités qui incombent aux parents. L’oncle Alfred, dans Et Dieu dans tout ça ?, aime la provocation, ce qui met mal à l’aise sa sœur mais fait l’admiration de son neveu, Henri, qui raconte une de ses « fantaisies scandaleuses ». Quant au cousin Jean, personnage également haut en couleur ayant réellement existé ( c’est le Jean Neveux de la dédicace du roman), il cache derrière une apparence provocatrice un cœur rempli d’amour, notamment pour son petit cousin Alfred.
       Ces personnages fantasques ont pour fonction de permettre au jeune héros de sortir de son quotidien, qu’il trouve souvent ennuyeux et sans signification et, par leur côté « hors norme », deviennent une sorte de modèle pour eux, différent du modèle parental.
 

III. Des relations difficiles

       Tout n’est pas toujours rose dans une famille, quelle qu’elle soit, et les relations entre ses membres sont souvent difficiles. Ces tensions sont toutefois salutaires car elles permettent à chacun de se construire et de se comprendre. C’est le cas en particulier des relations entre les mères et leurs filles, entre les frères et sœurs et, plus généralement, des relations entre les adultes et les enfants.

III. 1 Les relations entre mères et filles

       Les familles très féminines présentes dans les romans étudiés permettent à l’auteur de se pencher sur les relations entre les mères et les filles, souvent décrites avec beaucoup de justesse. Dans Verte, on sent très bien les difficultés qui existent dans la relation entre une mère et sa fille, non seulement dans la relation entre Verte et sa mère mais aussi avec la relation entre Anastabotte et sa fille, Ursule. Celle-ci résume parfaitement les problèmes que rencontrent toutes les mères : une mère n’a pas le droit de se plaindre car elle nage dans le bonheur grâce à ses enfants. Pourtant, ce n’est pas toujours facile d’être mère : Verte exaspère sa mère car elle refuse de devenir une sorcière comme cela se fait depuis des générations, elle devient renfermée, distante…
       Marie Desplechin aborde ici le thème de l’éducation des enfants et de la reproduction sociale : on a toujours tendance à vouloir reproduire le schéma dans lequel on a été élevé. Dans la famille de Verte, on est sorcière de mère en fille et il n’y a pas de raison pour Ursule que cela change. Ce roman est très riche sur toutes ces questions car les personnages féminins s’expriment à tour de rôle et nous livrent leurs réflexions sur leur expérience dans lesquelles toutes les mères et les filles peuvent se retrouver, d’autant plus que nos trois sorcières appartiennent à des générations différentes.
       Quant à Suzanne, elle découvre à la fin du roman un aspect de sa mère qu’elle ne connaissait pas, probablement par manque de communication ; Suzanne sait à présent qu’elle peut compter sur sa mère, qui, malgré une apparente dureté, aime beaucoup sa fille. Et c’est bien là que se trouve la caractéristique commune de ces filles et de leurs mères : malgré les différends, l’amour est là, et bien là.

III. 2 Les relations entre frères et sœurs

        Dans les romans de Marie Desplechin, les petits héros ont parfois des frères et sœurs avec lesquels les relations ne sont pas toujours harmonieuses. Ce qui ressort le plus de ces relations, ce sont les constantes chamailleries, courantes entre frères et sœurs. On en a l’exemple avec Henri qui dit de sa sœur Angèle dans Rude samedi pour Angèle : «  Elle ferait n’importe quoi pour me rendre dingue. Quel malheur d’avoir une sœur pareille ». Cela dit, on sent qu’il aime sa petite sœur car il lui rapporte un porte-clés de sa journée avec Renata. Ce même Henri dit de sa sœur dans Et Dieu dans tout ça ? : «  […] nous sommes tous les deux affligés d’une petite sœur. […] il a fallu qu’ils nous installent une petite peste à demeure […] ».
       Henri n’est pas le seul à avoir des relations houleuses avec sa sœur. Son oncle Alfred, qui lui raconte son enfance dans Tu seras un homme, mon neveu, est également affublé d’une sœur avec laquelle il n’a pas ou peu de contacts, leurs centres d’intérêts semblants totalement divergents. Alfred, cherchant à se confier à quelqu’un, ne voit que sa sœur dans son entourage, mais : « La seule personne sur qui j’aurais pu compter était ma sœur, qui était en quatrième. Autant dire personne ».
       Cependant, les relations entre frères et sœurs évoluent avec l’âge dans les familles de Marie Desplechin puisque ce même Alfred, à l’âge adulte, passe beaucoup de temps chez sa sœur ( qui n’est autre que la mère d’Henri… ), comme on peut le voir dans les trois romans dans lesquels il apparaît : « Alfred est souvent fourré chez nous, parce qu’il habite à deux pas, parce qu’il aime manger ailleurs que chez lui et parce qu’il passe des heures à discuter avec ma mère ». Alors qu’il n’y avait pratiquement aucune communication entre eux quand ils étaient enfants, on dirait que, devenus adultes, ils essaient de rattraper le temps perdu.
       Si Henri doit supporter une petite sœur qui l’embête plus qu’autre chose, on peut remarquer que les héros des autres romans, à savoir Bartholomé, Suzanne et Verte, sont fils ou filles uniques, Samir étant le seul à avoir trois jeunes frères.

III. 3 Les relations adultes / enfants

       Au-delà de ces relations particulières, c’est la question des relations entre les enfants et les adultes qui est posée. Les enfants se sentent souvent incompris par les adultes qui ne répondent pas aux questions qu’on leur pose de manière satisfaisante ou qui se défilent. Henri, qui cherche des réponses à ses questions sur Dieu, consulte tous les membres de sa famille mais n’est pas convaincu par les réponses qu’il obtient car elles le plongent dans le doute au lieu de l’éclairer : « Je dois avouer que j’étais assez déçu par les faibles réponses de mes parents ».
      Quant à Suzanne, elle dit carrément : « Les adultes ne font aucun effort pour apporter de vraies réponses aux vraies questions des enfants ». Pour elle, ils répondent tous de manière mécanique aux questions des enfants, sans les prendre véritablement au sérieux, même quand il s’agit d’une question aussi fondamentale que : « Est-ce que tu m’aimes ? ».
       Dans J’envie ceux qui sont dans ton cœur, les relations entre Bartholomé et ses parents sont peu affectueuses et empreintes d’une certaine distance. Il ne les appelle jamais papa et maman, mais par leurs prénoms, Annabelle et Gérard. Cela reflète les relations qui existent entre eux car les parents sont plus occupés par l’avenir de l’hôtel que par les états d’âme de leur fils.
       Cette difficulté à communiquer entre enfants et adultes, et surtout à bien communiquer, se remarque grâce à l’emploi du « je » ( présent dans tous les romans sauf dans La prédiction de Nadia ) qui permet de se mettre à la place des enfants, de sentir les frustrations qu’ils peuvent éprouver dans leurs relations à l’adulte ainsi que la vision qu’ils ont de ces mêmes adultes.
   

Conclusion

       La famille chez Marie Desplechin n’est pas une famille où tout est rose et on pourrait penser, à la lecture de ses romans, que toutes les familles actuelles vivent ainsi et sont obligées de passer par là. Il faut relativiser ce propos car on peut voir dans certains romans des familles unies, qui s’aiment et il s’agit peut-être là de la famille idéale telle que la conçoit l’auteur. Ainsi, Verte envie la famille de son ami Soufi : « Soufi a une chance folle. Sa famille est immense : cinq enfants, une mère ET un père, un cousin qui dort sur un matelas dans l’entrée ».  De même, Samir vit dans une famille aimante, sans histoires : « Aimé de son père et de sa mère, frère aîné de trois jeunes frères… » et Céline lui envie son bonheur, toute heureuse de pouvoir se blottir dans les bras d’une mère, celle de Samir, prête à aimer et à prendre dans ses bras tous les enfants de la Terre. Mais, à entendre l’auteur, il s’agirait plus d’un fantasme que d’un modèle de famille idéale.
       Quand on lui parle des correspondances entre sa vie et ses romans, Marie Desplechin avoue souvent ne pas avoir pensé à telle ou telle chose en écrivant. Ce qui peut apparaître flagrant à un lecteur extérieur ne l’est pas toujours pour elle. L’écriture a donc quelque chose d’inconscient, révèle ce qui a d’inconscient en soi. La récurrence des thèmes fait qu’on ne peut pas échapper à sa propre vie, à sa propre expérience qui transparaît toujours quand on écrit, surtout lorsqu’il s’agit d’histoires de famille.